ARCE ROSS, German, «Le couple reclus : communisme délirant et secte-à-deux», Huit Intérieur Publications, HuitInterieur.com, Paris, 2015
À propos de Lettres à Hélène, de Louis Althusser, Préface de Bernard-Henri Lévy, Grasset, 2011, Paris.
Le Communisme est-il une idéologie délirante ?
Seul le communisme de Louis Althusser est-il délirant ? Ou, faut-il comprendre que, dans mon texte sur l’Homicide altruiste de Louis Althusser [1], le communisme en général est toujours délirant ? Que ce soit une chose ou l’autre, en quoi l’idée de l’Un père affreusement abusif peut être pertinente dans la compréhension de ce cas ? Et quel rapport cela peut-il avoir avec le modèle de relation et les conditions d’amour à l’oeuvre dans le couple reclus d’Althusser avec Hélène ?
Pour moi, les communistes, les militants communistes, les électeurs du Parti Communiste (ou autre parti assimilé) ne sont pas, du seul fait de leur adhésion idéologique, des sujets délirants. Évidemment. Mais, d’après mon analyse, le communisme en tant que pratique totalitaire du pouvoir aussi bien qu’en tant qu’idéologie fanatique, voire parfois plus fanatique que la croyance religieuse courante, est toujours délirant.
Effectivement, il y a deux modes de se rapporter au communisme. Il y a bien un mode normal et névrosé qui se limite à l’aspect idéologique, c’est-à-dire à l’adhésion, à la militance et à la pratique sincère, honnête et désintéressée de ceux qui sont des simples suiveurs. Comme exemples de ce type d’attachement affectif et idéologique mais non-délirant ni dangereux au communisme, je pense à un Oscar Niemeyer (le concepteur de Brasilia) qui, tout en étant communiste, était beaucoup plus intéressé par les courbes des femmes dans l’expression de sa création architecturale que par une véritable réalisation de la communauté fraternisée. En outre, il était mû par les plaisirs simples de la vie en liberté, ce qui le préservait de sombrer dans les griffes du communisme réel. Un autre homme semblable, mais plus engagé, était par exemple Georges Marchais. Il avait une personnalité remplie d’un grand sens de l’humeur et, étant un personnage humanisé et hyper-émotif, s’était construit une ceinture hygiénique qui lui permettait de ne pas sombrer, malgré sa place éminente au sein du Parti, dans le noyau dur du communisme délirant. C’était aussi le cas de tant des jeunes, lors des années 60 et 70, qui optaient pour cette idéologie en l’idéalisant à l’extrême, avec l’objectif de s’opposer à l’autorité de l’époque. C’était probablement l’un des effets transgénérationnels des traumatismes psychologiques de la Seconde Guerre Mondiale, ayant touché parents et enfants. Cela leur a permis de construire une contre-culture plus ou moins réussie, laquelle a créée cependant des effets pervers dans le lien social, mais ça s’est arrêté là.
En revanche, il y a un autre mode psychopathologique, celui-ci très extrême, très fanatique et très grave, de se rapporter au communisme. Il appartient à ceux qui frôlent, qui traversent ou qui s’insèrent durablement dans des positions psychotiques ou perverses voire dans celles qui combinent les deux. Il s’agit de trois types de sujets : les vrais idéologues, les activistes et les dirigeants bureaucratisés.
Pour les vrais idéologues, qui alimentent de nouvelles constructions idéïques l’architecture délirante collective, nous avons par exemple le suicide psychologique par nihilisme maximaliste d’un Antonio Gramsci [2] ou l’homicide altruiste d’un Louis Althusser. De la même façon que Louis Althusser est venu d’un milieu très traditionaliste, hyper-catholique, presque intégriste et frôlant allègrement l’extrême-droite lyonnaise, Antonio Gramsci, dans sa pente vers le nihilisme maximaliste du communisme, aurait été très influencé, selon Augusto Del Noce, par Giovanni Gentile, le philosophe le plus éminent du fascisme italien [3].
Chez les activistes, il y a la dérive terroriste solitaire ou en petit groupe armé, comme les aventures criminelles d’un Carlos, les crimes à Cuba et la fuite en avant criminelle et suicidaire du Ché Guevara en Bolivie, Action Directe en France, la Fraction Armée Rouge en Allemagne, les Brigate Rosse en Italie, les Khmers Rouges au Cambodge, le Sentier Lumineux au Pérou, etc.
Chez les dirigeants, nous avons la sexualité dépréciée et les crimes de Staline, de Mao, de Pol Pot, la vie paranoïaque de Ceaucescu, le grotesque et monstrueux Kim Jong Un en Corée du Nord, etc. Comme chez les criminels d’extrême droite, les cas psychopathologiques de grande criminalité des dirigeants d’extrême gauche sont très nombreux. D’autant plus que nous pouvons nous demander sérieusement si le véritable communisme n’est pas, au fond, d’extrême droite. Ceci, dans la mesure où l’histoire démontre les passerelles évidentes et souterraines réunissant les traits communs et les personnalités psychopathologiques des dirigeants et des terroristes du fascisme, du nazisme et de l’extrême socialisme. En tout cas, cela mériterait que l’on effectue une recherche plus exhaustive en psychanalyse sur ces sujets-là.
Dans ce sens, pour la construction d’une psychopathologie des procès sociaux et politiques, nous pouvons faire référence à une étude, faite par Tatiana Safarikova, sur la « Nostalgie du communisme et accessibilité des pensées liées au suicide en République Tchèque et en Russie » [4]. Tatiana Safarikova découvre que la nostalgie du système communiste est souvent une protection psychologique contre le suicide, surtout en Russie. Comme quoi, l’idéologie, voire le délire collectivisé, non seulement ont la vie dure mais peuvent même avoir une fonction de protection psychique ! Si le communisme est délirant, il aurait néanmoins ses suppléances. Des plus efficaces aux plus ratées, en passant par les plus paradoxales. Ce qui est bien dans la plasticité de la folie humaine, c’est que le délire peut se renverser en suppléance lorsque les conditions mènent le sujet vers un cercle vertueux.
Cependant, ce que le communisme délirant nous montre est la version socialisée, communautarisée, de l’Un père affreusement abusif, même si cette figure est médiatisée par la fraternité imposée des gentils camarades qui contestent le père symbolique de la vie bourgeoise. Le communisme délirant, quand il est appliqué à la réalité sociale, fait exister l’Un père réel, père dictatorial et tyrannique, une sorte de père de la horde fraternelle. Les frères, complices, camarades, se soulèvent contre un père symbolique ou imaginaire, mais se trouvent rapidement identifiés à une nouvelle version de génération délirante : l’homme nouveau soviétique, le camarade post-révolution culturelle, encore l’homme nouveau du fascisme et la race aryenne de l’esthétique nazi. Du communisme au nazisme, tous les totalitarismes engendrent, dans un délire de paternité toute-puissante mais rigoureusement rationnelle, leur homme nouveau. Et cela justifie la constitution d’Un père affreusement abusif.
Nous savons que dans les régimes totalitaires, comme aussi bien dans les familles ou les couples enfermés dans une folie collective, on fait appel à Un père affreusement abusif lorsque la position subjective de la collectivité réclame de l’ordre pour ranger la dérive idéologique délirante. Lors des années 60 et 70, ces dérives idéologiques, en toute impunité et suivies par le plus grand nombre, ont dominé la scène culturelle occidentale comme s’il s’agissait de vérités scientifiques ou, pire, comme des vérités religieuses ou dogmatiques. À cet égard, des monomanies à la limite de l’imposture ou de la escroquerie, comme celles de Michel Foucault ou de Simone de Beauvoir, ont été très largement suivies, c’est-à-dire autant que l’idéologie post-marxiste construite par Louis Althusser. Et pourtant, lui-même a avoué bien des années après, dans ses écrits autobiographiques, que ses travaux étaient des constructions délirantes ou post-délirantes lesquelles servaient pour le stabiliser devant la fuite des événements qui guettait ses états maniaques.
S’il est posé comme une construction délirante collectivisée, c’est parce que le communisme est un suicide collectif différé. Toutefois, tant qu’il n’est pas réalisé ou si, comme en URSS, il parvient à sa fin, son côté idéologique utopique retrouve paradoxalement sa capacité de protection psychique contre le désespoir et même contre le suicide. Car le communisme fonctionne comme une religion, voire comme une secte élargie, en apportant une espérance spirituelle profondément ancrée chez les croyants. Celle-ci permet au sujet (individu ou collectivité) de différer la résolution de ses problèmes dans l’attente croyante d’un Grand Soir, lequel est repoussé éternellement dans un avenir pourtant mort.
Le Couple reclus ou la secte-à-deux dans les suicides altruistes
C’est à partir de cela que nous pouvons faire une analogie entre le communisme délirant, d’une part, et cette modalité du couple reclus que j’appelle la secte-à-deux, d’autre part. Dans les deux cas, il y a une attente croyante impressionnante, une solide interdépendance enfermante qui se pose en guise de lien social, une tendance à orienter les sujets vers un suicide différé, l’émergence d’Un père affreusement abusif ainsi que l’orientation maniaque vers ce qui serait une version altruiste du suicide collectif ou le suicide-à-deux.
Pouvons-nous considérer que la cause directe du meurtre d’Hélène, commis par Louis Althusser, était sa décision à elle de quitter Althusser ? Cet argument peut tenir au fait, tout à fait avéré par les témoignages même d’Althusser, qu’en cette année 1980 et à la suite de ses entretiens avec René Diatkine, elle avait pas mal changé sa position subjective vis-à-vis de lui. Elle était devenue moins cassante, plus patiente et, contrôlant mieux ses propres réactions, elle était parvenue ainsi à la décision rationnelle de quitter Althusser. Selon lui, « elle me déclara avec une résolution qui me terrifia qu’elle ne pouvait plus vivre avec moi, que j’étais pour elle un “monstre” » ([5], p. 244).
Évidemment, l’explication de la rupture définitive entre Hélène et Althusser est la première idée qui vient en tête lorsqu’on cherche une cause pour le passage à l’acte. D’autant plus, qu’en général un sujet confronté à cette situation nouvelle, surtout si déjà il ne va pas si bien que ça, peut réagir très mal, au point de voir sa vie chavirer complètement. Sauf qu’il ne faut pas analyser le cas Althusser selon une logique applicable uniquement au névrosé. Pour mieux le comprendre, il faut suivre au contraire la logique du psychotique. Un sujet névrosé peut devenir momentanément fou —et même tuer, in extremis, dans certains cas assez rares— devant une rupture irrévocable et irréversible. Mais, pas un psychotique. Et surtout pas un maniaco-dépressif. Pourquoi ? Parce qu’il est déjà trop habitué à ce type de cassures, indépendamment des décisions du conjoint, et, en outre, parce qu’il n’accorde pas la même valeur affective de perte que les sujets névrosés aux événements de perte et de rupture.
En effet, le transfert du sujet maniaco-dépressif est surpeuplé de ruptures inopinées, sans aucun préavis. Mais aussi de retours surprenants et tout aussi désaffectés. C’est pour cela que si on veut travailler avec des psychotiques en psychanalyse, il faut s’y faire. On le sait. À cet égard, la relation Althusser-Hélène était remplie, faite, construite, tissée… de ruptures, départs, longues absences, disputes violentes et silences noirs, tout autant que de réconciliations abruptes voire sauvages, dans un univers clos. Ce couple reclus était donc habitué aux ruptures multiples, qui donnent un sens à ce que j’ai appelé la secte-à-deux.
Si je ne pense pas du tout qu’Althusser a tué Hélène pour une énième rupture, c’est pour plusieurs raisons. D’abord, parce que, comme nous venons de le dire, la modalité de leur relation de secte-à-deux était déjà scandée par des ruptures habituelles depuis le début de leur histoire. Ensuite, parce qu’elle n’a rien fait de pragmatique pour mener à bien ce projet : « elle se mit ostensiblement à chercher un logement, mais n’en trouva pas sur-le-champ » ([5], p. 244). Finalement, parce que la décision de le quitter était bien particulière. Hélène avait décidé de le quitter sauf que ce départ il fallait l’entendre comme un départ « à jamais », c’est-à-dire que son idée à elle était carrément de quitter Althusser, mais en quittant aussi la vie. Paradoxalement, si Althusser a tué Hélène c’est bien à cause du noyau pathogène de la secte-à-deux ou du couple reclus, à savoir le caractère altruiste de sauver Hélène, coûte que coûte.
Encore un effort, Bernard-Henri Lévy !
Dans sa Préface aux Lettres à Hélène, Bernard-Henri Lévy reprend en 2011, dans le premier paragraphe de la page 25, la partie de mon texte, paru en 2003 aux Cliniques Méditerranéennes, qui traite du terme de secte-à-deux, mais sans citer ses sources.
Comparons, tout d’abord, nos textes respectifs. En 2003, dans la revue Cliniques méditerranéennes, n° 67, texte où je reprends ma notion de secte-à-deux déjà introduite dans ma thèse de 1999, j’écrivais ce qui suit à propos du cas de Louis Althusser. « […] les événements se sont enchaînés de telle façon que, pendant les derniers temps qui ont précédé le meurtre, Hélène et Louis vivaient reclus, de plus en plus enfermés en eux-mêmes, ce qui correspondait par ailleurs à une exacerbation infernale de leur vie habituelle à l’École, à savoir “trente-deux ans de quasi-réclusion monastique ascétique” (Althusser, L’Avenir dure longtemps, p. 156). La secte-à-deux serait ainsi un type particulier de relation érotique où se fixe pour longtemps, sinon pour toujours, ce mode bien connu de dépendance pathologique à valeur sadomasochiste, fait d’une série étendue de séductions suivies d’abandons, propres à la vie amoureuse du sujet maniaque » (Arce Ross, « l’Homicide altruiste de Louis Althusser », pp. 233-234).
Et maintenant, regardons ce qu’écrit Bernard-Henri Lévy, en 2011, soit 8 ans après la publication de mon texte, dans sa Préface aux Lettres à Hélène, de Louis Althusser. « On sent […] le climat qui devient lourd, le huis clos qui se resserre, cet enfer dont il se moquait, en 1947, à propos de Sartre et qui devient leur séjour commun — Hélène et lui reclus, enfermés en eux-mêmes et sur leurs querelles ; ils l’ont toujours été, c’est vrai ; ils ont, c’est Althusser qui le dit, vécu “trente-deux ans de quasi-réclusion monastique ascétique” ; mais là, les choses s’aggravent ; la “secte-à-deux” devient suicide différé ; c’est une dépendance pathologique qui s’installe entre ces inconsolés ; et l’odeur aigre-douce du ressentiment qui l’emporte sur la volupté de la passion perdue » ([6] pp. 24-25).
Nous observons pas moins de six données que Bernard-Henri Lévy reprend directement de mon texte tout en modifiant légèrement la rédaction générale. Nous avons ainsi : le caractère de réclusion du couple qui a précédé le meurtre, l’enfermement en soi-même de chacun des participants au couple, la même citation d’Althusser, le terme de secte-à-deux, l’idée de dépendance pathologique et la bipolarité de la vie amoureuse d’Althusser.
L’attitude désinvolte de Bernard-Henri Lévy, serait-elle le résultat de sa déconvenue concernant l’affaire Jean-Baptiste Botul ? Bernard-Henri Lévy a-t-il maintenant la phobie des citations à la suite du canular de Frédéric Pagès ?
Rappelons que cet épisode si curieux commence lors de l’écriture de son livre De la guerre en philosophie [7], version remaniée d’une conférence prononcée en 2009 à l’ENS de la rue d’Ulm. C’était un livre à grande ambition, puisque Bernard-Henri Lévy s’autoproclamait auteur d’un « livre-programme » fait pour présenter « une métaphysique à venir » ! Il s’en prend à Emmanuel Kant sauf que, dans sa critique au critique de la raison pure et de la raison pratique, il manque terriblement de sens pratique. Puisqu’il cite, à la va-vite, un texte virtuel d’un certain Jean-Baptiste Botul qui, comme lui, s’attaque sans compassion au philosophe allemand en parlant de La Vie sexuelle d’Emmanuel Kant [8].
Le problème, c’est que le livre de Jean-Baptiste Botul, “éminent philosophe” ayant vécu au Paraguay (mais qui en vérité n’a jamais existé, sauf en tant que personnage dans la riche imagination de Frédéric Pagès, le véritable auteur) est un parfait canular littéraire. Il s’agit d’un condensé d’érudition et de sorties hilarantes dont n’importe quel étudiant d’hypokhâgne aurait eu honte de ne même pas douter de son sérieux.
Comme une lumière fulgurante traversant les nébuleuses de la pensée, Jean-Baptiste Botul, dans ses “conférences” au Paraguay, illumine la critique kantique de Bernard-Henri Lévy avec des citations telles que « la sexualité de Kant est la voie royale qui nous mène à la compréhension du kantisme ». Et Bernard-Henri Lévy de citer abondamment la pensée lumineuse de Jean-Baptiste Botul ! C’est probablement celle-là la source de l’actuelle phobie des citations chez Bernard-Henri Lévy. Contrairement à Botul, je peux témoigner du fait que c’est tout à fait désagréable qu’on reprenne des morceaux de nos textes sans aucune citation précise. Pourtant, c’est l’une des premières choses que l’on apprend aux étudiants à l’université lorsqu’ils doivent rédiger des mémoires ou des monographies.
En tout cas, je suis honoré que Bernard-Henri Lévy reprenne une partie de mon analyse sur le cas, ainsi que le terme figuratif ad-hoc qui m’appartient. Ce n’est pas la première fois, d’ailleurs, que ce texte a été cité. Plusieurs autres auteurs l’ont fait. Malgré tout, Bernard-Henri Lévy réussit à résumer en une seule phrase ce que j’avance dans mon texte sur Althusser, à savoir que « la secte-à-deux devient suicide différé » (Préface aux Lettres à Hélène, p. 25).
La Secte-à-deux : un suicide altruiste différé
Dans une dimension sociale ou macro-psychique et dans la mesure où l’être humain a une énorme capacité d’adaptation aux pires souffrances, le communisme délirant peut être compris comme un suicide collectif différé. De la même façon, comme cette sur-tolérance à la souffrance est encore plus forte dans le champ de l’intimité, la secte-à-deux est également un suicide altruiste différé. Et nous savons comment Althusser était réduit à ces deux espaces terriblement clos : le communisme délirant et la secte-à-deux de son couple. En outre, ces espaces clos qui encadraient bien ou mal sa bipolarité maniaco-dépressive (le purement idéologique et le couple) étaient, tous les deux, inexorablement orientés vers le suicide.
À mon avis, l’élément le plus important pour le passage à l’acte vient de l’état psychologique d’Hélène et n’a pas à voir avec sa décision de rompre la relation amoureuse avec Althusser, mais bien le fait que son état s’est sensiblement détérioré lors des derniers mois précédent l’homicide. Et qu’elle ne pouvait plus s’en sortir toute seule. Cette angoisse en provenance d’Hélène a été insupportable pour Althusser. Or, grâce à notre expérience clinique, nous savons comment et combien les conjoints de sujets maniaco-dépressifs souffrent dans la relation avec ces patients. Pour y tenir, la condition est qu’ils se maintiennent à une distance prudente de la problématique maniaco-dépressive pour ne pas être aspirés par le tourbillon de la fuite des événements. Et ceci, non seulement pour leur bien, mais également pour le bien des leurs conjoints maniaco-dépressifs. Cependant, un tel résultat n’a pas été possible, bien au contraire, chez Hélène Rytmann.
À la suite de deux événements clefs, à savoir l’opération de l’hernie hiatale en début d’année qui l’a terriblement déstabilisé ainsi que l’entrée de l’analyste d’Althusser dans le couple (une sorte d’enfer-à-trois), la secte-à-deux du couple reclus a fini par prendre un tournant désastreux avec la participation active d’Hélène. Elle prit, en effet, des dispositions qui furent insupportables pour Althusser. Et qui consistaient à le faire vivre un terrible abandon dans sa propre présence : « elle se levait avant moi et disparaissait tout le jour. […] elle refusait et de me parler et même de me croiser : elle se réfugiait soit dans sa chambre, soit dans la cuisine, claquait les portes et m’interdisait l’entrée. Elle refusait de manger en ma compagnie. L’enfer à deux dans le huis clos d’une solitude délibérément organisée, commençait, hallucinant » (Althusser, L’Avenir…, p. 244).
Dans cet état de choses à l’intérieur de l’appartement et du couple reclus, Hélène est venue alors à développer une conviction inébranlable de se tuer pour échapper à l’amour d’Althusser. Le point culminant a été celui de la demande de suicide : « un jour elle me demanda tout simplement de la tuer moi-même, et ce mot, impensable et intolérable dans son horreur, me fit longtemps frémir de tout mon être » (Althusser, L’Avenir…, p. 245).
Le terme que j’ai introduit de secte-à-deux, présenté pour la première fois dans ma thèse de doctorat en 1999, est d’abord tiré de la combinaison entre la notion psychiatrique de délire à deux, le terme d’enfer-à-deux dans la description d’Althusser et la notion de manipulation mentale, de soumission subjective et de servitude volontaire dans le monde des sectes. Plus tard, dans mon texte de 2003, je voulais signifier par là le type de relation où une co-manipulation mentale et une extrême interdépendance affective s’exercent dans l’univers d’un couple reclus et dans lequel chaque partenaire s’enferme aussi en lui-même. La secte-à-deux veut dire que le suicide altruiste (et donc l’homicide altruiste) était déjà là, présent dans l’amour maniaco-dépressif. Celui-ci se défini par le fait que le sujet, et notamment Louis Althusser (bien plus qu’Hélène Rytmann), ne peut pas supporter d’être aimé.
Comme preuve, nous avons la lettre du 25 mars 1969 à Maria-Antonietta Macciocchi [9], dont Althusser a envoyé une copie à Hélène. Il dit ceci : « je fais donc appel à toi pour que tu prennes, si elles sont en ton pouvoir, les mesures nécessaires afin que tu maitrises ta passion et ses effets de sorte qu’elle (ta passion) et ils (ses effets) disparaissent totalement du champ de nos autres rapports. C’est une condition indispensable pour que je puisse accepter de te revoir. » Mais nous avons aussi la lettre du 3 mars 1980 à Hélène : « Ce n’est plus comme avant, tu ne me manques pas, mais j’attends que tu reviennes pour te prendre dans mes bras. Leloui » (Althusser, Lettres à Hélène, p. 697).
Il lui dit bien qu’elle ne lui manque pas, mais qu’il l’attend pour la prendre dans ses bras ! Cette formulation extrêmement paradoxale dit bien le processus en jeu dans la secte-à-deux, laquelle, complètement loin d’être du sexe à deux, est bien plus, dans cet univers clos, l’aspiration mutuelle de la pathologie de l’un par la faiblesse psychique de l’autre. Et vice-versa. Et retour. Et multiplication.
Reprenons alors la phrase avec laquelle Althusser termine l’une des dernières lettres à Hélène juste avant le meurtre :
1. « Ce n’est plus comme avant… » : cela voudrait dire que le passé est terminé et que l’on passe à un avenir qui dure longtemps (sans elle évidemment) ;
2. « tu ne me manques pas… » : l’absence d’Hélène, une séparation d’avec elle, une rupture… est, comme toujours, désaffectée et a-problématique, facteur blanc par excellence ;
3. « te prendre dans mes bras… » : sans aucun doute, ça veut dire serrer bien fort. Quand Althusser était enfant, ses camarades à l’école l’appelaient « Al-thu-sers à rien ». Maintenant, avec cette lettre, on passe d’Al-thu-sers à rien à un « Al-thu-serres trop fort ! ».
Le mode de secte-à-deux dans la relation du couple reclus, qui caractérise l’amour maniaque et altruiste, est alors le véritable responsable du passage à l’acte et non pas la menace du départ d’Hélène. La secte-à-deux dans le couple reclus devient ainsi progressivement, pour Louis et Hélène, une entité tyrannique équivalant à Un père affreusement abusif. Et, de ce fait, en tant qu’aspiration co-pathologique dans un espace clos, elle est une suppléance vis-à-vis du communisme délirant, une suppléance néanmoins malheureusement ratée dès le départ.
Notes
1. ARCE ROSS, German, « L’Homicide altruiste de Louis Althusser », Cliniques méditerrannéennes, n° 67, 2003
2. Cf. par exemple, DEL NOCE, Augusto, Gramsci ou le suicide de la révolution, Éditions du Cerf, Paris, 2010
3. DEL NOCE, Augusto, « Giovanni Gentile. Per una interpretazione filosofica della storia contemporanea », Il Mulino, 1990
4. SAFARIKOVA, Tatiana Safarikova, « Nostalgie du communisme et accessibilité des pensées liées au suicide en République Tchèque et en Russie », Université de Génève, 2012
5. ALTHUSSER, Louis, L’Avenir dure longtemps, Stock/IMEC, Paris, 1992, p. 244
6. LÉVY, Bernard-Henri, Préface, In : ALTHUSSER, Louis, Lettres à Hélène, Grasset, Paris, 2011
7. LÉVY, Bernard-Henri, De la guerre en philosophie, Grasset, Paris, 2010
8. BOTUL, Jean-Baptiste, La Vie sexuelle d’Emmanuel Kant, Mille et une nuits, Paris, 1999, 2004
9. ALTHUSSER, Louis, Lettres à Hélène, Préface de Bernard-Henri Lévy, Grasset/IMEC, Paris, 2011, pp. 538-539
German ARCE ROSS. Paris, 2015.
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