German ARCE ROSS. Paris, Novembre 2016.

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Dans sa Thèse de Doctorat en Psychopathologie et études psychanalytiques sur les Manifestations psychopathologiques chez les mères des enlevés de la guerre libanaise (1975-1990). Du Complexe de Pénélope au deuil paradoxal, à l’Université de Strasbourg, en avril 2015, Charbel Skaff s’interroge sur ce que nous avancions à propos de l’amour mélancolique en 1992.

Charbel Skaff fait référence à ce que nous disions lors d’une intervention présentée dans le Colloque ECF-Méditerranée 1992 sous le titre « Conditions de la sublimation mélancolique ». Le passage qui intéresse Charbel Skaff est celui où nous considérons le transfert mélancolique comme représentant une structure différente de celle de la paranoïa ou de l’érotomanie, bien que proche, sur plusieurs aspects, du transfert obsessionnel. Et notamment le fait que la logique formée par deuil, identification et sublimation représenterait, selon nous, un processus capable de répondre aux nécessités d’une suppléance dans la mélancolie et se supporterait des conditions de l’amour mélancolique (Arce Ross, 1992).

Le thème traité par Charbel Skaff sur le deuil paradoxal chez les mères des enlevés par des faits de guerre ou de terrorisme est intéressant en ceci qu’il nous lance des défis non seulement théoriques mais surtout psychothérapeutiques et, avant tout, très actuels. Son travail me pousse ainsi à réfléchir à nouveau sur ces questions faisant partie également de mes recherches et qui ont à voir avec les conditions psychiques des deuils pathologiques.

Charbel Skaff affirme que le deuil normal ne pourrait avoir lieu tant que les dépouilles des disparus et que la certitude de leur mort ne sont pas rendues publiques. Évidemment, on peut s’interroger sur cette problématique de base. Est-ce qu’on a vraiment besoin des « dépouilles » pour effectuer un deuil « normal » ? Est-ce qu’on a besoin que la certitude de la mort soit « rendue publique » ? Et d’ailleurs, quelle certitude de la mort ? Un certitude matérielle, intellectuelle ou affective ?

Un sujet soumis à un événement de perte considérable ne peut-il pas entamer et accomplir son deuil sans dépouilles concrètes ? Cela voudrait dire que les sujets n’ayant pas été présents lors des cérémonies publiques de deuil (enterrement, crémation, etc.)  ne pourraient pas effectuer leur deuil, ce qui est contredit par la réalité des faits psychiques chez les endeuillés absents. Car le deuil normal s’effectue principalement sur les traces des dépouilles affectives et symboliques, dont les ombres “tombent sur le moi”, et non pas sur des traces matérielles et extérieures. Dans le deuil, il s’agit donc des dépouilles psychiques. De même pour la certitude, publique ou pas, concernant la perte.

Nous savons que, malgré l’absence de certitude publique, le sujet peut se construire tout seul une certitude personnelle concernant les événements de perte ou de rupture. Sauf évidemment dans les cas d’enlèvement pour des faits de guerre ou de terrorisme où, tant qu’il n’y a pas de certitude en provenance de l’Autre, il ne peut pas y avoir de perte radicale. Nous savons également néanmoins que le deuil peut devenir, malgré tout, compliqué indépendamment du fait qu’il y ait des dépouilles, ou non, ou même s’il y a la certitude de la mort. En revanche, là où cela peut poser problème c’est concernant ce dernier élément : y a-t-il ou non une incertitude concernant la mort de l’aimé ? Si la réponse est affirmative, c’est-à-dire si on est incertain de sa mort, nous pouvons alors parler d’un événement de perte dont le deuil peut devenir compliqué pour cause justement de l’incertitude, tandis que si la réponse est négative, c’est-à-dire si l’incertitude sur sa mort ne se pose pas, s’il est toujours vivant, on serait plutôt confronté à un événement de rupture dont le deuil peut être pathologique pour d’autres raisons.

De par mon expérience clinique, je peux affirmer que le deuil en lien avec un événement de perte n’est pas le même que le deuil en lien avec un élément de rupture. Nous observons cette différence, dans la vie courante, lorsqu’on est confronté à une rupture amoureuse, à une rupture due à un éloignement familial ou à une rupture des conditions habituelles de vie (comme un déménagement ou un exil volontaire ou involontaire). Dans une certaine mesure, on peut considérer que le deuil en lien avec une rupture amoureuse peut être plus compliqué qu’un deuil en lien avec un événement de perte par mort de l’objet aimé. Car, dans le premier cas, l’aimé est toujours vivant quelque part et parfois il ne vit pas très loin du sujet ou a des amitiés communes. Ces paramètres peuvent compliquer le deuil chez un sujet qui se trouve désormais aux aguets et qui est confronté au fait de subir, par surprise, l’autre aimé faisant irruption dans sa vie quotidienne. L’autre aimé de la rupture peut ainsi devenir pour le sujet un objet persécuteur, un fantasme idéalisé ou un spectre noir, mais toujours le centre d’un miracle secrètement attendu.

Toutefois, toujours d’après mon expérience clinique, je peux également constater que dans les événements de perte par mort de l’aimé il y a des situations inhabituelles qui peuvent compliquer profondément le deuil. C’est par exemple le cas lorsqu’il y a mort précoce (perte d’un enfant ou d’un parent jeune), mort par surprise ou mort subite (par accident, par maladie fulgurante ou par suicide) et également lorsqu’il y a ce qu’on peut appeler l’enlèvement paradoxal (séquestration familiale ou enlèvement de guerre ou encore prise d’otage terroriste).

Dans les cas d’enlèvement paradoxal de l’aimé, pour cause par exemple de coma prolongé avec probabilité de rémission, la suspension des conditions habituelles de vie et la longue incertitude concernant l’issue indiquent qu’il y a un processus psychique très différent du deuil par événement de perte (mort) aussi bien que du deuil par événement de rupture de lien (amoureux ou familial). On peut aussi observer la problématique de l’enlèvement paradoxal dans les cas de soustraction psychique temporaire ou définitive d’un enfant par l’un des parents à l’autre.

Est-ce que cet état psychique du parent à qui l’autre parent a enlevé leur enfant serait proche de ceux où il y a des enlèvements par temps de guerre ou lorsqu’il y a des prises en otage par des terroristes ? Comment caractériser cet état psychique qui ne serait pas un véritable deuil et qui ne devrait pas l’être non plus d’ailleurs ? Ne devrions-nous pas le considérer par le terme d’amour mélancolique, ou d’amour mélancolisé, dans la mesure où aussi bien l’amour que le deuil d’amour restent tous les deux en suspens, en attendant un dénouement incertain ? En effet, à mon avis, le deuil pathologique paradoxal que les enlèvements de guerre ou de terrorisme provoquent est une suspension paradoxale du lien, plus précisément une interruption de l’historicité du lien, un moratoire du deuil d’amour par incertitude de la perte, aussi bien qu’une discontinuité avec, paradoxalement, une terrible implication angoissante de l’amour.

L’une des deux autres complications très importantes du travail de deuil est celle liée à la mort précoce, principalement la perte d’un enfant mais cela peut être aussi la perte d’un parent à un âge précoce des enfants ou également la jeunesse du parent disparu. L’autre est celle de mort par surprise ou mort subite. Le choc psychique peut être d’autant plus traumatique s’il est lié à la soudaineté de l’événement. Ceci dans la mesure où il y a, d’abord, dans ces cas, une absence absolue de préparation affective et émotionnelle du sujet vis-à-vis de la perte, ensuite, parce que l’événement surgit en faisant effraction et, enfin, parce que ses conséquences affectives et émotionnelles déstabilisent durablement l’économie libidinale du sujet.

Les trois éléments qui compliquent énormément le travail de deuil —soit, l’amour mélancolisé appartenant à l’enlèvement paradoxal, les angoisses liées à la mort précoce et le choc émotionnel de la mort par surprise— peuvent être combinés dans la conjoncture des enlèvements de guerre ou de terrorisme.

Nous pourrons certainement plus tard reprendre l’étude de ces questions pour les approfondir dans un autre travail, notamment lorsqu’on pourra évoquer le retour vivant de celui qu’on croyait mort ou de celui qui avait subi un enlèvement de guerre, un enlèvement terroriste ou un enlèvement paradoxal.

 

Notes

ARCE ROSS, German, « Sublimation de l’amour mélancolique » [1992], Nouvelle psychopathologie et psychanalyse. PsychanalyseVideoBlog.com, Paris, 2012. Intervention présentée, au Colloque ECF-Méditerranée 92 sur « L’Amour, la haine et l’ignorance en psychanalyse », sous le titre « Conditions de la sublimation mélancolique », Actes Colloque ECF Méditerranée, Montpellier, 1992.

 

German ARCE ROSS. Paris, Novembre 2016.

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